- GUSTIN Clémence, RINALDI Julia
- 30 nov. 2022
- 6 min de lecture
Le département d’Histoire de l’Université de Haute-Alsace a eu le plaisir d’accueillir l’historien des sensibilités Thomas Dodman pour la première séance du cycle 2022-2023 de la « Forge de l’Histoire ». Un projet de conférences mené et organisé pour partie par les étudiants de troisième année de licence d’histoire. Elles sont, dans le cadre de ce projet, ouvertes aux publics.
Thomas Dodman, auteur de Nostalgie. Histoire d’une émotion mortelle, nous a présenté ce sentiment au travers son livre où il concentre une approche historique de la nostalgie, en questionnant le rapport à la temporalité mais aussi à la spatialité. Par choix, il place ses travaux entre l’histoire des sensibilités et la mémoire.
Après la lecture d’un court extrait de son ouvrage, il commence son intervention par définir cette émotion. Il y a deux cents ans, on ne se sentait pas nostalgique, on l’avait. Cette émotion était un fait médical diagnostiqué par les médecins, aux symptômes divers. Il prend l’exemple d’une lithographie qui représente un troupier africain affaiblit, se mourant de la nostalgie. Il nous explique qu’effectivement ce mal touche principalement les soldats déracinés de leurs familles, de leurs pays, il attire notre attention sur l’acceptation spatiale et non temporelle de la nostalgie.
Après cet exemple succinct qui nous permet de comprendre que l’arrachement au tissu familial, le désencrage, crée la nostalgie, il aborde la genèse de ce terme. En effet, il présente Johannes Hofer, un jeune mulhousien faisant des études de médecine à Bâle comme l’inventeur de cette appellation médicale en 1688. Celui-ci écrit la Dissertatio medica de nostalgia, oder Heimwehe où il théorise plus précisément le mal du pays. Pour lui ce n’est pas que les soldats suisses qui en souffrent d’après la rumeur mais les civils de manière générale. Il choisit le terme de nostalgie, composé du grec nostos qui signifie le retour au pays. Pour l’historien, c’est faire de la nostalgie une passion de l’âme, le symptôme d’une imagination lésée et non pas de la mémoire. On peut donc définir la nostalgie comme une grande tristesse et l’ardent désir de revoir sa patrie. L’auteur nous explique les raisons de la spatialisation de cette maladie. Une instrumentale car la nostalgie pourrait se guérir avec un déplacement dans l’espace. Hofer veut théoriser un mal qui soit pris au sérieux car il connaît les enjeux stratégiques de la ville de Mulhouse. Elle est indépendante mais prise en tenaille entre les Bourbon et les Habsbourg. Elle ne doit sa survie que grâce aux « mercenaires » suisses. Cependant, la rumeur circule que les soldats suisses ont le mal du pays, il a donc intérêt à créer un mal qui se guérit. Néanmoins, Monsieur Dodman avance une raison structurelle, pour lui nous nous trouvons dans une période en pleine mutation avec des formes de mobilités qui sont plus longues, un moment de bascule où l’on souffre de la nostalgie. Le monde commence à ne plus être contemporain de lui-même, avec un écart entre les attentes et l’horizon des possibles, un basculement vers une déconnexion des expériences et la venue de l’utopie.
Ensuite, Monsieur Dodman avance dans le temps pour aborder la nostalgie, une épidémie, lors des guerres napoléoniennes. Il nous décrit les traitements prophylactiques pour essayer d’endiguer ce phénomène, les médecins recommandent des congés maladies pour que les soldats puissent rentrer chez eux. L’auteur met en avant le paradoxe entre la volonté d’éradication des phénomènes locaux, le jacobinisme et la construction de régiments locaux avec des soldats venant de la même localité, parlant la même langue. Régiments ayant pour but de prémunir de la nostalgie. Par un tableau représentant un vétéran après la bataille de Waterloo, il nous explique le glissement vers la temporalité, il est nostalgique de sa patrie, mais aussi de la guerre qui vient de s’achever.
Un autre point intéressant est la nostalgie des esclaves qu’aborde le conférencier. D’après lui, elle leur est refusé car on ne médicalise pas les corps qui sont « vendables » au contraire des soldats. Il ajoute que la nostalgie touche les premiers colons civils d’Algérie.
En continuant, son propos l’historien aborde le XIXe siècle et l’apogée des thèses de médecine sur la nostalgie malgré le début de la monomania. En parallèle, cette maladie se retrouve au centre de la littérature romantique. Il observe un glissement avec Charles Baudelaire, nostalgique d’une époque qu’il n’a pas connu, l’auteur nous fait remarquer que le terme a pris une connotation temporelle. Le terme médical rentre à partir de cette période en désuétude. Pour Thomas Dodman, la nostalgie au XXe siècle devient bénigne, liée à la mémoire dans une acception positive. Ce basculement entre spatialité et temporalité se fait pour lui au XIXe siècle dans une installation lente et sans rupture claire. Une transformation liée à un changement de paradigme médical, en effet, la bactériologie apparaît. Néanmoins, un des questionnements de l’historien est de savoir comment, malgré un changement de paradigme, le terme reste ancré dans la société. Une théorie satisfaisante serait de l’expliquer par la réappropriation de la nostalgie par la culture littéraire qui la viderait de son sens. Monsieur Dodman, nous précise que la nostalgie est aussi reprise par la pseudo-science de l’acclimatation des tropiques. Elle n’est plus pensée par une adaptation spatiale mais comme une adaptation du corps. Ces idées seront reprises par l’idéologie raciale, la créolisation sera négative. La nostalgie devient un gage de non-mixité sociale.
L’auteur finit par nous expliquer comment la nostalgie peut être perçue comme un sentiment moderne qui a une temporalité et une spatialité, qui est un arrachement mais aussi un décalage dans le temps. Cependant, elle garde une logique de réinscription dans le temps, le locale dans le présent. La linéarité du temps présent cède place à une forme cyclique où le passé s’invite dans l’avenir pour être sans cesse redécouvert.
Thomas Dodman conclut par nous mettre en garde contre les dangers de l’utilisation de la nostalgie comme arme politique d’embrigadement idéologique.
Après la prise de parole extrêmement passionnante de Monsieur Dodman, vient le temps d’un échange, avec de nombreuses questions.
Pour commencer, une question est posée sur la réception de la thèse d’Hofer. Cette thèse aurait eu une forme de succès car elle a été reprise à de nombreuses reprises par les deux professeurs de Hofer, Harder et Zwinger. Toutefois, Monsieur Dodman tient à souligner la réappropriation de la thèse et le débat sur la paternité de celle-ci qui pour lui est sans aucun doute d’Hofer mais que certains attribue à Harder. Il nous rappelle qu’il était fréquent de se partager les travaux, et qu’Harder aurait pu en écrire une partie. La thèse ne serait pas tombée en désuétude grâce à ces deux professeurs qui se sont relayés pour la republier.
Une autre question particulièrement intéressante a été posée, qui, peut-être sujet à développer cette maladie. Tout le monde, pourtant, le conférencier nous explique que certaines personnes ont des prédispositions à cause de l’aliénation. Le travailleur n’est pas chez lui et quand enfin il rentre, il n’est pas attentif à ce qu’il fait. L’aliénation entraîne une perte de repère et un déracinement ce qui, comme Monsieur Dodman nous l’explique, entraîne la nostalgie. Elle touche tout le monde mais particulièrement les couches populaires qui subissent l’usine ou la conscription.
L’interrogation suivante porte sur la lignée Hofer grande famille mulhousienne, effectivement, Johannes Hofer en fait partie. Il avait une forme de raison géopolitique justement parce qu’il venait de Mulhouse d’inventer la nostalgie et non pas une autre forme de mélancolie. Pour Thomas Dodman, aucune découverte médicale majeure n’a eu lieu qui pourrait expliquer cette théorisation soudaine. Néanmoins, il précise que la famille Hofer aidait les protestants à fuir vers le Saint Empire ou la Suisse, Johannes pouvait donc observer la fragilité de la ville et son instabilité. La ville était dépendante des bataillons suisses comme il l’a déjà mentionné. Il avait donc tout intérêt pour la survie de sa ville de créer la nostalgie, un mal qui se guérie. Pour Monsieur Dodman, c’est sans aucun doute une réussite car la ville reste indépendante plus longtemps que son homologue strasbourgeoise.
L’échange se poursuit avec une question sur l’hystérie qui est un terme utilisé à la fin du XIXe siècle. Si ce mot est plus prégnant à ce moment, c’est pour Thomas Dodman car il est genré féminin et non plus dégenré. Cette codification féminine, en négatif, cristallise les normes exclusivement masculines. Maladie qui est portée par Charcot et qui perdra de son intérêt avec la fin de sa carrière. Elle sera invalidée et « dégenrifier » au début du XXe siècle.
Un auditeur demande à Monsieur Dodman pourquoi il affirme qu’Ulysse ne peut pas être considéré comme nostalgique. Effectivement, Ulysse a le mal du pays, néanmoins, il serait abusif pour le conférencier de parler de nostalgie car on ne retrouve pas les logiques de pouvoirs, ni le sens médical. Il nous précise qu’il a voulu donner un sens spatial, en travaillant sur les archives.
Pour finir, le conférencier répond à une question sur ses travaux en générale et comment il se démarque du grand historien Alain Corbin. La réponse est brève, Alain Corbin est un grand maître des sensibilités cependant, il n’abordait que les représentations, des écrits sur les seuils de tolérance. Monsieur Dodman souhaite donner une autre impulsion plus sociale avec un travail sur les archives, l’expérience et la pratique émotionnelle.
Après cette dernière question globale qui donne matière à réfléchir à l’assemblée, la conférence s’achève. Elle aura été instructive et entraînera les étudiants dans d’âpres débats et réflexions sur « la nostalgie, une maladie mortelle » qui traverse les âges.
Compte-rendu écrit par
GUSTIN Clémence, RINALDI Julia
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